Traduire la peinture en estampe : Mercure et Argus, de J.M.W. Turner
Joseph Mallord William Turner est l’un des artistes britanniques les plus novateurs de son époque et son Mercure et Argus est l’une des pièces maîtresses parmi les toiles européennes de la collection du Musée des beaux-arts du Canada. Pour Turner, la lumière compte au rang des forces élémentaires de la nature, et il va en explorer la puissance dans ses œuvres de maturité. Le paysage étincelant sous un soleil aveuglant fait écho au mythe, alliant beauté et violence. Io s’est retrouvée le jouet des dieux : prise entre le désir de Jupiter et la colère de Junon, la femme de celui-ci, elle a été transformée en génisse blanche et placée sous la garde du vigilant Argus. Jupiter ordonne à son fils Mercure d’enlever l’infortunée et nous le voyons bercer Argus par la musique pour l’endormir, juste avant de le tuer. Dans le tableau de Turner, ce drame n’est qu’un incident mineur au sein du vaste monde créé par l’artiste, un cadre en apparence idyllique baigné par l’énergie céleste et écrasante de l’astre solaire. Le péril est inhérent à cet univers, comme dans la nature elle-même, prodigieuse et qui échappe à notre contrôle. Il va exposer la peinture en 1836 et décide bientôt de la reproduire en gravure.
Les estampes de « reproduction » connaissent un immense succès populaire dans l’Europe du XIXe siècle. Réalisées par des graveurs professionnels à partir des créations d’autres artistes, elles sont omniprésentes, allant d’illustrations de livres aux tirages individuels grand format. Ces derniers en constituent la forme prestigieuse entre toutes et sont collectionnés avec ferveur (jusqu’à faire l’objet de spéculation financière), souvent encadrés et accrochés dans la maison. Turner, pleinement conscient de ce marché comme de sa propre renommée, tire une bonne partie de ses revenus du commerce des estampes.
Lui-même graveur émérite, Turner s’associe avec des professionnels de ce métier pour produire ces œuvres. Dans le cas de Mercure et Argus, son choix se porte sur le graveur londonien James Tibbetts Willmore (1800–1863). Les deux hommes voulaient travailler ensemble à une estampe d’envergure – leur première collaboration du genre – et, en octobre 1836, en viennent à une entente. La part de Turner dans l’entreprise est de 250 exemplaires sur un tirage de 850. Fait qui n’est pas inhabituel pour une pièce de cette dimension et de ce niveau de complexité, le projet connaît une longue gestation, publicisé comme en cours en 1838 et finalement achevé en 1839. Le Musée a acquis une « épreuve de travail », réalisée à partir de la plaque inachevée et tirée pour permettre aux artistes de se faire une idée de leurs progrès.
L’habileté d’un graveur professionnel réside dans sa capacité à « transposer » d’une forme d’art à l’autre. Travaillant avec la toile devant lui, Willmore va trouver des équivalents à la forme, à la couleur et au ton par un système de lignes qu’il grave à l’eau-forte et incise dans la plaque d’acier. Le cas échéant, les graveurs pourront consulter les peintres et leur demander d’approuver les reproductions de leur œuvre. Turner, dont la nature exigeante est bien connue, va pousser Willmore à rendre les effets même les plus fins. Le peintre dessine abondamment sur l’épreuve, signalant les zones qu’il souhaite voir modifiées et grattant certaines parties du papier pour recommencer ou ajouter un rehaut. Il fait aussi des annotations dans les marges, avec de brèves directives : « Mettez un peu de vernis à graver claire dans cette partie et je verrai si je peux m’occuper du coin » et « Si vous ne voyez pas d’inconvénient à éliminer ces branches… » et « Allégez ces deux feuilles de palmier le long des tiges près de la branche, là. » Son écriture étant parfois illisible, ces notes ont été légèrement adaptées pour plus de clarté. La comparaison avec une impression de l’estampe terminée de la collection du Musée montre les efforts entrepris par Willmore pour respecter les instructions de Turner et raffiner sa composition.
L’épreuve de travail donne un aperçu de la compréhension qu’avait ce dernier de sa propre toile – de ce qui devait, ou pouvait, être traduit dans l’image en noir et blanc. Les interventions de Turner vont aller bien au-delà de toute simple idée de reproduction du tableau, et les deux artistes cherchent véritablement à créer une expérience d’un intérêt équivalant à celle vécue lorsqu’on regarde la peinture. Dans ses notes pour une conférence, Turner écrit : « [l]a gravure est ou devrait être la traduction d’un tableau, car l’essence même de chaque art diffère à ce point dans l’expression d’un même objet que la ligne devient le langage des couleurs, l’intérêt premier de l’étude du graveur ». En retour, les enseignements tirés du processus de gravure – la façon de penser le rendu en termes de luminosité et de contraste – vont alimenter la peinture de Turner.
L’estampe reçoit un bon accueil et, 24 ans plus tard, elle est louangée dans l’avis de décès de Willmore que publie The Art Journal (1er mai 1863) : « […] la célèbre estampe Mercure et Argus, l’un des plus beaux paysages des temps modernes : son exécution porte la marque du style si particulier à Willmore, exempt de maniérisme ou d’imitation – l’œuvre est d’un fini raffiné, tout en étant lumineuse dans ses effets, avec une variété infinie de tons et de couleurs, du noir le plus intense aux teintes les plus douces et délicates ».
Nombreuses sont les épreuves de travail de Turner à être parvenues jusqu’à nous, presque toutes dans des collections publiques. Si le Musée possède un nombre appréciable de ces estampes, de sa main ou inspirées par lui, aucune n’est comparable à celle-ci. L’acquisition de cette œuvre, témoignage de l’intense collaboration entre ces deux artistes pour traduire la peinture en gravure, ajoute une dimension nouvelle à la collection nationale.
Mercure et Argus de J.M.W. Turner est à l'affiche dans la salle C211 au Musée des beaux-arts du Canada. Partagez cet article et inscrivez-vous à nos infolettres pour recevoir les derniers articles, pour rester au courant des expositions, des nouvelles et des activités du Musée et pour tout savoir de l’art au Canada.