Une page du premier Babur Nameh de l’empereur Akbar

Attribué à Basawan et Suraj Gujarati, ​​Babur ordonne que la source des Trois amis à Istâlif soit ceinte, folio tiré d'un manuscrit du Babur Nameh, v. 998 AH / v. 1590.. Encre, aquarelle et or sur papier

Attribué à Basawan et Suraj Gujarati, ​Babur ordonne que la source des Trois amis à Istâlif soit ceinte, folio tiré d'un manuscrit du Babur Nameh, v. 998 AH / v. 1590.. Encre, aquarelle et or sur papier, folio: 26.5 × 15.9 cm. Don de Max Tanenbaum, 1979. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa. Photo: MBAC


Cette peinture de manuscrit de la fin du XVIe siècle fait partie des œuvres d’art moghol les plus connues de la collection du Musée des beaux-arts du Canada. Quand le folio a été reçu en don en 1979, son importance a tout de suite été reconnue, mais sa source exacte – son manuscrit d’origine – demeurait incertaine. On savait qu’il s’agissait d’une illustration du Babur Nameh (livre de Babur), autobiographie de Zahir-ud-Din Muhammad Babur (1483–1530), fondateur de la dynastie moghole qui allait régner sur la plus grande partie du sous-continent indien. Son autobiographie est extraordinairement personnelle et sans détour, traitant à la fois de la vie quotidienne, de la politique et de la guerre au début du XVIe siècle, donnant des descriptions évocatrices des gens et des lieux et traduisant une fascination profonde pour le monde qui entoure le souverain.

Babur écrivait en turc tchagatay, langue alors parlée dans l’essentiel de l’Asie centrale, notamment les régions qui englobent l’Ouzbékistan et le Kazakhstan actuels. Son petit-fils, l’empereur Akbar Ier (au pouvoir de 1556 à 1605), a fait traduire le texte en persan, langue parlée à la cour moghole. Une fois la traduction achevée, en 1589, Akbar a ordonné la production d’au moins cinq manuscrits illustrés, et on sait maintenant que le folio du Musée provient du premier, le plus somptueux, communément appelé le Babur Nameh de South Kensington ou premier Babur Nameh. Cette toute première version de quelques 590 feuillets été fragmentée en 1913 et se retrouve aujourd’hui dispersée dans des collections publiques et particulières, l’ensemble le plus important étant hébergé au Victoria & Albert Museum, à Londres.

Bien qu’Akbar ne sache apparemment pas lire, sans doute à cause d’une dyslexie, il aimait qu’on lui fasse la lecture, participait à des conversations érudites et était un mécène enthousiaste, notamment des arts du livre, domaine d’une grande importance dans les cultures islamiques. Les manuscrits illustrés du Babur Nameh s’ajoutent à d’autres commandes – ses propres mémoires, des récits sur ses ancêtres, sur les rois de la Perse antique, des traductions d’épopées en sanskrit – contribuant ainsi à forger une identité pour la dynastie moghole. 

Si la culture artistique de la cour d’Akbar avait ses racines en Asie centrale et en Perse, mécènes et artistes s’intéressaient également aux modèles indiens et européens. Abu’l Fazl, courtisan et biographe d’Akbar, donne une idée du mécénat pratiqué par l’empereur et des horizons culturels de celui-ci :

« Les œuvres de tous les peintres [au service de la cour] sont présentées chaque semaine à Sa Majesté par les surintendants et les clercs; l’[empereur] accorde alors des récompenses selon l’excellence de la qualité du travail, ou augmente les rétributions mensuelles. [...] Il se trouve aujourd’hui des peintres des plus talentueux et leurs chefs-d’œuvre [...] ne dépareilleraient pas aux côtés des œuvres magnifiques de peintres européens fameux dans le monde entier. La minutie du détail, le rendu général, l’audace dans l’exécution, etc., que l’on constate aujourd’hui dans les images, sont incomparables; même les objets inanimés ont l’air pleins de vie. Plus de cent peintres sont devenus des maîtres célèbres en cet art, et le nombre de ceux qui approchent la perfection, ou qui ont à tout le moins un talent quelconque, est énorme. Cela est particulièrement vrai des hindous; leurs images vont au-delà de nos conceptions des choses. Il fait peu de doutes que rares sont ceux, dans le monde entier, qui peuvent se prétendre leurs égaux. »
[Adapté de l’A’In–i Akbari (L’administration d’Akbar), d’Abu’l Fazl; notre traduction à partir de la version anglaise d’Heinrich Blochmann]

Les commandes d’Akbar étaient réparties entre des groupes d’artistes travaillant à la cour, et il arrivait fréquemment que deux peintres collaborent à une même image, en plus des calligraphes. L’illustration dans la collection du Musée est attribuée à Basawan, qui en a assuré la composition et le dessin, et à Suraj Gujarati, chargé de la mise en peinture. Leurs deux noms figurent à l’encre rouge en bas du folio – en bonne partie coupés ultérieurement. Responsable de nombre des scènes narratives du premier Babur Nameh, Basawan a vraisemblablement supervisé la réalisation du manuscrit. Abu’l Fazl le louange : « Dans la composition, le dessin des traits du visage, l’agencement des couleurs, le rendu de la ressemblance en peinture et plusieurs autres aspects de cet art, il excelle totalement [...] » La liste qu’il dresse des habiletés de l’artiste donne une idée de la vision qu’avaient les mécènes moghols de la peinture.

Akbar lui-même aura choisi les scènes à représenter. Les événements marquants de la vie de Babur sont complétés par des scènes de détente, de jardinage et d’histoire naturelle, sujets pour lesquels Akbar avait un intérêt particulier, à l’instar de son grand-père. Le folio du Musée est l’une de deux illustrations en vis-à-vis, montrant Babur en train de superviser les travaux dans son jardin d’Istâlif, près de Kaboul en Afghanistan :

« Un ruisseau, flanqué d’arbres sur ses deux rives, coule en permanence au milieu du jardin; anciennement, son cours serpentait et était irrégulier; je l’ai fait redresser et discipliner; l’endroit est ainsi devenu magnifique. Entre le village et le fond de la vallée [...], il y a une source, appelée Khwaja Seyaran (Trois amis), autour de laquelle poussent trois variétés d’arbres. Un groupe de platanes offre un ombrage bienvenu; les chênes verts poussent en quantité sur la pente alentour – ces deux chênaies exceptées, on ne trouve aucun de ces arbres dans les montagnes à l’ouest de Kaboul –, et l’arbre de Judée est abondamment cultivé face à elle, c’est-à-dire en direction du terrain plat – cultivé ici, et nulle part ailleurs. Il se dit que les trois différentes variétés d’arbres sont un cadeau fait par trois saints, d’où le nom. »
[Adapté du Baburnama; notre traduction à partir de la version anglaise d’Annette Susannah Beveridge. Elle a traduit le texte turc tchagatay original de Babur. Les manuscrits reproduits ici sont une traduction en persan.]

Basawan et Suraj Gujarati, Ouvriers dans un jardin, v. 998 A.H./v. 1590 (encre, aquarelle et or sur papier

Basawan et Suraj Gujarati, Ouvriers dans un jardin, v. 998 A.H. / v. 1590. Encre, aquarelle et or sur papier, image : 24,8 × 13,7 cm. Museum of Art, Rhode Island School of Design, Providence (fonds de dotation du Musée, 17.463). Photo : Avec l'autorisation de  RISD Museum, Providence, RI

L’illustration de droite, actuellement dans la collection de la Rhode Island School of Design, a aussi été peinte par Basawan et Suraj Gujarati; on y voit des ouvriers près d’Istâlif. Du côté gauche se trouvait l’enluminure du Musée, représentant Babur inspectant l’aménagement de murets autour de la source Khwaja Seyaran :

« J’ai ordonné que la source soit ceinte d’une maçonnerie à mortier, de 10 par 10, et qu’une plateforme symétrique, à angle droit, soit construite sur chacun de ses côtés, surplombant ainsi les arbres de Judée. Si, ailleurs dans le monde, il existe un lieu d’une telle magnificence quand ces arbres sont en fleur, alors je l’ignore. L’arbre de Judée jaune s’épanouit à merveille ici aussi, le rouge et le jaune fleurissant en même temps. Pour pouvoir acheminer l’eau jusqu’à un vaste siège en rond que j’avais aménagé à flanc de colline, planté de saules tout autour, j’ai fait creuser un canal dans la pente à partir d’un ru [...] »
[Adapté du Baburnama; notre traduction à partir de la version anglaise d’Annette Susannah Beveridge]

La passion des jardins partagée par Babur et Akbar avait de profondes racines dans la culture islamique; ces oasis verdoyantes enchanteresses évoquaient le Paradis et avaient valeur de microcosmes d’un État ordonné et fertile – autant d’idées qui ont trouvé écho dans de nombreuses cultures au fil des millénaires. L’action du souverain visant à contrôler et améliorer la nature a fait des images comme celle dans la collection du Musée un choix tout indiqué pour un manuscrit impérial.

 

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