Votre collection : apports européens récents au MBAC

Gustave Doré, Souvenir de Loch Lomond (1875), huile sur toile, 131 x 196 cm. Musée des beaux-arts du Canada. Photo © MBAC

Si vous avez récemment visité les salles d’art européen du Musée des beaux-arts du Canada (MBAC), vous avez peut-être remarqué quelques ajouts spectaculaires, entre autres la grande toile de Gustave Doré, Souvenir de Loch Lomond (1875), maintenant accrochée parmi d’autres paysages du XIXe siècle. C’est une œuvre sublime qui montre le célèbre lac écossais et les hauteurs qui l’entourent sous un ciel nuageux menaçant, peuplée d’un seul être humain minuscule. La peinture était une pièce majeure de l’exposition estivale de l’an dernier, Gustave Doré (1832–1883). L’imaginaire au pouvoir, et elle figurait jusqu’à récemment dans la collection d’un aristocrate français dont la famille l’avait directement achetée de l’artiste.

Dans une salle adjacente, Boulonnaise allaitant son enfant (1876), une sculpture en terre cuite grandeur nature de Jules Dalou a été installée avec les toiles impressionnistes, à portée de vue du célèbre Âge d’airain (1876) d’Auguste Rodin et d’une paire de sculptures de Jean-Baptiste Carpeaux, actuellement prêtées au MBAC. Rappelant une madone de la Renaissance, la statue de Dalou, gracieuse et aimante, est rendue en détails méticuleux, du bonnet texturé de la femme à la mante plissée au fermail délicatement modelé, en passant par les lacets des chaussures, soigneusement attachés.

Jules Dalou, Boulonnaise allaitant son enfant (1876), terre cuite peinte, 137 cm. Musée des beaux-arts du Canada. Photo © MBAC

Ces deux acquisitions récentes sont le fruit d’un effort concerté des conservateurs afin de combler quelques lacunes en art français du XIXe siècle dans la collection du MBAC. Si celle-ci compte déjà des têtes d’affiche comme Cézanne, Degas, Monet, Renoir, Rodin et Van Gogh, ainsi que Constable, Courbet, Daumier et Millet, elle manquait d’œuvres d’artistes aussi importants, mais peut-être moins familiers.

Le conservateur en chef Paul Lang, qui a organisé l’exposition estivale sur Doré, a mis de l’avant la proposition d’acquisition de Souvenir de Loch Lomond. Dans une entrevue, il a expliqué l’importance du tableau : « Un paysage des années 1870 de Doré était le chaînon manquant dans la collection en cela qu’il représente la synthèse de l’école britannique – Constable, en particulier – et de l’école française – dont Courbet. Et Constable et Courbet y sont déjà bien représentés. »

Doté d’une imagination extraordinaire, exubérante, de compétences techniques virtuoses et d’une ambition surdimensionnée, Gustave Doré est considéré comme un des plus grands illustrateurs de tous les temps. Il commence à travailler comme caricaturiste à 15 ans et deviendra illustrateur professionnel, réalisant quelque 10 000 images pour les plus grands livres de la littérature occidentale, dont la Bible, et des textes de Dante, Rabelais, La Fontaine, Cervantes, Milton, Shakespeare, Tennyson, Hugo, entre autres. Celles-ci exerceront une profonde influence sur la culture visuelle des XXe et XXIe siècles, tant au cinéma que dans les illustrés et l’animation.

Doré est également un peintre, sculpteur, graveur et aquarelliste de grand talent, dont les paysages comptent parmi les plus importants de la fin du XIXe siècle. Les œuvres réalisées selon ces techniques sont nombreuses à présenter une forte association littéraire ou historique. Souvenir de Loch Lomond, par exemple, illustre la région où sir Walter Scott a situé son poème en prose, La dame du lac.

Jules Dalou (1838–1902), pour sa part, est considéré comme l’un des plus importants et influents sculpteurs du XIXe siècle, l’égal des Rodin et Carpeaux. Après des études en dessin, Dalou suit des cours de sculpture à l’École des Beaux-Arts de Paris. En 1871, durant la guerre franco-prussienne, il s’enfuit avec sa famille en Angleterre, où il rejoint la communauté d’expatriés formée d’autres artistes français, et profite des largesses de riches aristocrates collectionneurs.

 

Jules Dalou, Boulonnaise allaitant son enfant (détail) [1876], terre cuite peinte, 137 cm. Musée des beaux-arts du Canada. Photo © MBAC 

Sa Boulonnaise allaitant son enfant, réalisée pendant son séjour à Londres, révèle son grand talent à sculpter la terre. Anabelle Kienle Ponka, conservatrice associée en art européen et américain au MBAC, saisit l’occasion d’acquérir l’œuvre pour la collection nationale quand celle-ci fait l’objet d’une vente aux enchères chez Sotheby’s London. « Ce fut une découverte majeure, dit-elle en entrevue avec Magazine MBAC. Il s’agissait d’une des dernières terres cuites grandeur nature de Dalou qui ne faisait pas partie d’une collection publique. »

Ce n’est pas seulement la maîtrise technique et l’attention au détail de Dalou qui a impressionné Ponka, mais également la fascinante dichotomie exprimée dans sa composition mère-enfant. « C’est un personnage noble, dit-elle, une femme classique, aux caractéristiques rappelant les peintures de la Renaissance italienne, mais elle porte un lourd manteau et des chaussures usées; le bébé a des traits réalistes de chérubin, qui contrastent avec ceux de sa mère, très raffinés. » La gestuelle de la mère présente aussi un réalisme XIXe siècle, ajoute Ponka : « Le bébé est sur le point de téter et elle tient son sein pour l’y aider. »

Le thème de la maternité est un des motifs préférés de Dalou, peut-être en raison de l’importance qu’il accorde à sa propre vie familiale. Sa femme, Irma Vuillier, est forte et d’un grand soutien, et leur fille souffre d’un handicap qui nécessite des soins constants. « Il s’est investi dans le sujet, précise Ponka, et l’a traité sous différents angles et à diverses échelles. »

Comme la toile de Doré, Boulonnaise allaitant son enfant a une origine prestigieuse. Achetée directement à l’artiste en 1876 par une famille de la noblesse irlandaise, elle est exposée l’année suivante pour la première et dernière fois, puis conservée pendant 140 ans dans la résidence de la famille près de Westport, dans le comté de Mayo.

Jules Dalou, Boulonnaise allaitant son enfant (détail) [1876], terre cuite peinte, 137 cm. Musée des beaux-arts du Canada. Photo © MBAC

Le fait d’avoir été gardée si longtemps dans un lieu privé ajoute à l’attrait de l’œuvre de Dalou, mais soulève aussi quelques défis intéressants du point de vue de la restauration. Dans le cadre du processus d’acquisition par le MBAC, la restauratrice principale Doris Couture-Rigert s’est envolée pour Londres au printemps 2014 afin d’examiner la sculpture présentée chez Sotheby’s. Si la structure était solide, sa surface présentait un peu d’usure, et la peinture d’origine couvrant la terre cuite était salie, érodée, grêlée par endroits et portait des éclaboussures de peinture de bâtiment.

Couture-Rigert a présenté un rapport détaillé, faisant entre autres des recommandations pour assurer un emballage et une expédition des plus sécuritaires. « Le caissage est bien entendu d’une importance cruciale pour transporter quelque chose d’un point A au point B, affirme Couture-Rigert lors d’une entrevue avec Magazine MBAC, et la terre cuite est plus fragile que d’autres matériaux. » Après avoir bien reçu l’œuvre au laboratoire du MBAC à Ottawa, elle y a travaillé pendant cinq semaines, nettoyant la surface, retouchant les zones où la peinture manquait, allant même jusqu’à refixer un petit morceau de terre cuite brisé à un certain moment et qui était tombé dans la capuche de la mère. « La sculpture est maintenant ici pour de bon », a-t-elle précisé.

Souvenir de Loch Lomond et Boulonnaise allaitant son enfant ne sont que deux des nombreuses œuvres européennes acquises par le MBAC en 2014. Accroché en face du paysage de Doré se trouve l’audacieux Souper à la Maison d’Or (1855) de Thomas Couture, prêt à long terme de la Vancouver Art Gallery, le sujet de la fascinante exposition Comprendre nos chefs-d’œuvre de l’an dernier. Et dans une salle attenante se trouve La Parque et l’Amour (1877), bronze d’un mètre de haut de Doré, donné au MBAC par les collectionneurs Alfred et Ingrid Lenz Harrison, qui avaient prêté l’œuvre au Musée le temps de l’exposition estivale.

Ces ajouts aux salles d’art européen sont enthousiasmants. « Maintenant, conclut Paul Lang, nous avons une approche beaucoup plus complexe et complète de la deuxième moitié du XIXe siècle. » 

Souvenir de Loch Lomond de Gustave Doré et Boulonnaise allaitant son enfant de Jules Dalou sont maintenant à l'affiche au Musée des beaux-arts du Canada.

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