
Kan Azuma, Sans titre (de la série Érosion), 1973, épreuve à la gélatine argentique, 25.5 x 25.3 cm, collection MCPC, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa. Photo : MBAC
Profondeur de champ : conversation à propos de photographes du Japon au Canada
Les valeurs de plus en plus multiculturelles qui sont celles du Canada de la fin des années 1960 et des années 1970 préparent le terrain pour l’accueil au pays d’une deuxième vague d’immigrants japonais. Parmi eux se trouvent des photographes qui vont faire partie des premiers d'origine japonaise à voir leurs œuvres collectionnées par les institutions nationales du Canada. Une exposition telle qu’Hanran. Photographie japonaise du XXe siècle propose un tour d’horizon des pratiques photographiques du Japon auxquelles le public et les conservateurs canadiens de l’époque n’avaient pas nécessairement accès.
Récemment, l’équipe de l’Institut canadien de la photographie s’est entretenue avec l’historienne de la photographie Martha Langford, dont la carrière de conservatrice débutait à cette période. Avant de devenir professeure à l’Université Concordia à Montréal, Mme Langford a travaillé pendant de nombreuses années au Service de la photographie de l’Office national du film (ONF), dont elle est devenue la directrice de production en 1981. En 1985, elle a fondé le Musée canadien de la photographie contemporaine à Ottawa, qu’elle a dirigé jusqu’en 1994.
Elle est également auteure d’un chapitre du livre Photography and Migration (Routledge, 2018) sur la réception et l'interprétation initiales du travail de Kan Azuma. Des œuvres de Kan Azuma, Taki Bluesinger, Eikoh Hosoe, Roy Kiyooka, Shun Sasabuchi, Shin Sugino et Kazumi Tanaka ont été acquises par l’ONF ou le Musée des beaux-arts du Canada (MBAC) dans les années 1970. En 1985, la collection de photographies de l’ONF a été transférée au Musée canadien de la photographie contemporaine (MCPC). Le MCPC et sa collection ont été fusionnés avec le département de photographie du MBAC en 2011, pour constituer ultérieurement une partie importante de l’Institut canadien de la photographie du MBAC.

Martha Langford
L’équipe de l’ICP : Pour quelles raisons avez-vous choisi d'écrire sur Kan Azuma et d’autres photographes japonais au Canada?
Martha Langford : Ça découle de mon parcours de recherche sur la Guerre froide, le multiculturalisme et la pensée politique au cours de cette période. J’ai d’abord fait des recherches sur les Américains venus au Canada à cause de la guerre du Vietnam, sur les institutions qu’ils ont fondées ici et sur leur activité photographique. Cela m’a menée à d’autres photographes. Il y a d’importants fonds dans la collection de l’ICP provenant de photographes d’origine japonaise.
Leur identité était hybride, sous l’appellation de « photographes nippo-canadiens ». C'est pourquoi contextualiser leur pratique en rapport à l'histoire de la photographie japonaise est quelque chose d'important. Cela nous pousse à réfléchir un peu plus sérieusement à l’occupation du Japon, sujet largement méconnu des gens. Il y avait là une véritable ignorance. On pensait au Japon traditionnel. Ce n’était pas dans le programme multiculturaliste de raisonner en tenant compte de l’occupation du Japon durant la période de l’après-guerre, car le pays s’américanisait de plus en plus.
Les stéréotypes sont vraiment bien ancrés quand il s’agit d’interpréter le travail de ces photographes. Nous devrions peut-être creuser un peu plus la question de l’identité de ces personnes, de la raison de leur venue au Canada. Pourquoi ont-ils été autorisés à immigrer au Canada? Quel était leur bagage? Azuma était photographe de formation, ce qui répond à un critère: qualifications techniques.

Kan Azuma, Sans titre (de la série Érosion), 1973, épreuve à la gélatine argentique, 25.5 x 25.3 cm, collection MCPC, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa. Photo : MBAC
ICP : Étiez-vous impliquée quand l’ONF a fait l’acquisition d’œuvres d’Azuma dans les années 1970? Le connaissiez-vous, ou Shin Sugino, ou Shun Sasabuchi?
ML : Erosion, de Kan Azuma était une exposition en tournée lorsque je suis entrée à l’ONF. Je n’avais pas un rôle décisionnel. J’étais une exécutante, et une de mes tâches était d’écrire la description pour l’exposition itinérante. Donc d’une certaine façon, je suis en train de déconstruire mes toutes premières activités de conservation et de recherche.
On m’avait donné les grandes lignes sur qui était Azuma, avec également une analyse de base de son œuvre. À partir de ça, j’ai rédigé un panneau d’exposition itinérante, qui est aussi devenu le texte promotionnel pour celle-ci. J’imagine que je l’ai envoyé à Azuma pour qu’il le regarde; à cette époque, il enseignait et assurait une assistance technique à l’Université York. Il est par la suite retourné à Vancouver, puis finalement rentré au Japon en 1980. C’est à ce moment que je lui ai écrit à nouveau, parce que j’organisais une exposition intitulée Sights of History. Vos photos… Notre histoire.
Je ne savais pratiquement rien de Shun Sasabuchi. Par contre, je connaissais Shin Sugino. C’était un ami en ce temps-là, et je le considère toujours comme tel, même si je ne l’ai pas vu depuis des années. Il s’intéressait beaucoup aux livres à cette période, un aspect important dans la pratique photographique japonaise.
Même s’ils sont venus plus tard, je me dois aussi de mentionner Taki Bluesinger, engagé dans le Western Front, et Kazumi Tanaka, membre fondateur de Video Inn à Vancouver. Ils ont tous deux participé à un projet appelé 13 Cameras/Vancouver, et leur travail est représenté dans la collection du MBAC.
ICP : Kan Azuma est né à Tokyo en 1946. Il a étudié la photographie dans un institut de design à Tokyo au milieu des années 1960 et travaillé comme assistant de studio commercial avant de se mettre à son compte. Que savez-vous d’autre de sa carrière au Japon et de son expérience en arrivant au Canada?
ML : Vous avez tout dit. J’ai demandé à quatre ou cinq personnes d’en trouver plus sur lui et sa carrière au Japon, sans succès.
Si l’on s’intéresse à ce qu’il a dit à propos de son travail, à ses idées sur la synesthésie, on voit qu’on est face à quelqu’un hors du commun. Tout est intimement lié à ses amitiés, à son éducation, à ses lectures, à ce qu’il ressentait. Il ne s’agit pas de le limiter strictement au statut de photographe nippo-canadien. C’était un homme. C’était une personne.
Il était sans doute très intéressé par l’agitation du Youth Movement aux États-Unis, suffisamment pour faire ses valises et partir. Ils ne l’ont même pas laissé entrer au pays. Étape suivante, il a atterri à Vancouver. C’était donc assurément une personne animée par un esprit de recherche, de curiosité, d’interrogation.
Kan Azuma, Sans titre (de la série Érosion), 1973, épreuve à la gélatine argentique, 25.5 x 25.3 cm, collection MCPC, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa. Photo : MBAC
ICP : En remettant le travail d’Azuma en contexte, qu’avez-vous trouvé?
ML : Plus de questions que de réponses. Je me suis mise à me demander d’où venait sa proximité avec la poésie symboliste française. Comme il est manifeste qu’il s’intéressait à la poésie et à la philosophie, ce qui m’a fascinée, c’est que personne ne lui ait jamais demandé : « Pourquoi? Pourquoi ce poète? Pourquoi lisez-vous ce poète? » Cette forme d’indice m’a mise sur la piste d’un manque de curiosité concernant la richesse de son bagage culturel. Le cadrage nationaliste est tellement mince. Il ne permet pas d’accéder réellement à l’histoire, à la formation culturelle et aux intérêts de ces gens, par nature transnationaux.
Shin était orphelin. Il a grandi dans un orphelinat catholique romain, où on l’a poussé plutôt à la dure vers la prêtrise avant qu’il ne quitte le pays. Et j’entends Taki Bluesinger me dire : « Sais-tu ce que j’ai étudié à l’université avant de venir au Canada? L’écriture symboliste française ». Et alors tu penses : « Quoi? L’écriture symboliste française? Non, non, non. Tu es êtes censé être un photographe japonais – zen, bouddhiste ».
Mais certains missionnaires durant l’occupation du Japon étaient Français, et la plupart des autres, Occidentaux. Eux aussi avaient des intérêts et des points de vue didactiques. En d’autres termes, c’était une culture très diversifiée. Si ces photographes avaient un penchant pour venir en Amérique du Nord ou au Canada, pourquoi? L’essentiel de la rhétorique multiculturaliste canadienne commence alors que la personne est déjà là.
ICP : Que pouvons-nous apprendre de plus en étudiant la série Erosion d’Azuma et ses influences?
ML : Il travaillait clairement avec une fascination phénoménologique pour les éléments, une fascination transposable au niveau transnational pour la terre et l'eau et ces marquages. Mais il a été attiré par un lieu [le parc national de la Pointe-Pelée] dont on lui a dit qu’il était dans un état de grande fragilité.
L’intérêt pour l’état de la planète s’est imposé dans la psyché japonaise après les deux bombes atomiques. Est-ce intéressant à un titre ou un autre? Azuma ne l’a jamais dit. Il est très circonspect dans ses propos.
Mais avec autant d’expression personnelle dans son œuvre, la notion que tout pourrait revenir à la catastrophe des bombes atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki est réductrice. En revenant au travail d’Azuma, ce que je souhaitais faire était d’instiller une forme de doute chez les observateurs qui ont tendance à placer ces artistes dans des catégories reflétant des stéréotypes culturels. C’est largement plus complexe que ça.

Kan Azuma, Sans titre (de la série Érosion), 1973, épreuve à la gélatine argentique, 25.5 x 25.3 cm, collection MCPC, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa. Photo : MBAC
Pour découvrir plus d’œuvres de photographes japonais, visitez l’exposition Hanran. Photographie japonaise du XXe siècle, présentée jusqu’au 22 mars 2020. En 2018, Martha Langford a reçu une bourse de recherche de l'ICP pour mener à bien deux projets : une histoire détaillée de la photographie au Canada et une collection d’essais sur l’évolution des études photographiques au Canada entre 1968 et 1983.
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