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Un des problèmes que pose une telle liste, tout comme l’approche biographique de l’histoire de l’art en général, c’est qu’elle tend à décontextualiser les artistes et à nous donner une fausse idée des conditions propices à la production d’un art éloquent.
S’il est vrai que la plupart des artistes travaillent seuls, tout comme les écrivains, on ne doit pas prétendre qu’ils créent dans l’isolement ou que leur inspiration et leur motivation soient sui generis. Avant tout, l’art a besoin d’art pour se développer. L’histoire de l’art canadien est autant l’histoire de cohortes brillantes et de communautés enthousiastes que celle d’artistes exceptionnels, qui pour la plupart n’auraient guère pu obtenir le même succès sans la dynamique stimulante du groupe et l’encouragement de la collectivité. L’art est un phénomène social, comme tellement d’autres aspects de l’humanité.
Cette liste nous gêne aussi, du point de vue contemporain, par son petit nombre de femmes et l’absence d’artistes qui ne sont pas d’ascendance européenne. De plus, elle donne une prépondérance aux artistes du Québec et de l’Ontario – il n’y a pas si longtemps, une telle remarque aurait semblée évidente. Si nous devions la corriger, en ne retenant que les artistes importants de notre époque, il y aurait une augmentation considérable du nombre de femmes et de minorités ethniques, de même qu’un nombre disproportionné d’artistes de la Colombie-Britannique et du Manitoba.
La carte géographique de la culture a changé au cours des cent cinquante ans qui se sont écoulés depuis la Confédération, mais ce qui n’a pas changé, c’est le contexte nécessairement urbain de la profession artistique – si l’on fait exception, bien sûr, de l’art inuit. C’est dans les villes que les artistes trouvent leurs fournitures, les marchés, les occasions d’exposer et les plus vastes publics; c’est également là qu’ils se rencontrent. En règle générale, plus la ville est grande, plus la concentration artistique est forte. Encore que, comme le témoigne le grand succès des artistes qui vivent dans les métropoles autres que Montréal et Toronto, notamment ceux de Vancouver et de Winnipeg, voire de Cape Dorset, la taille de la ville n’a pas toujours une incidence sur la qualité de la production artistique.
Dans notre monde moderne et urbanisé, l’art se manifeste dans deux sphères sociales principales. La plus grande et la plus inclusive de ces sphères est le monde de l’art, lequel rassemble tous les acteurs : artistes, marchands, collectionneurs, conservateurs, commissaires, critiques, journalistes, philanthropes, commanditaires, mécènes, encadreurs, techniciens, théoriciens, universitaires, amateurs, expéditeurs, assureurs, etc. De l’extérieur, ce monde semble se consacrer entièrement à l’art en donnant l’impression que ce sont les activités des artistes qui importent. Or, comme les habitués le savent, c’est plutôt la demande qui mène le monde de l’art; ce sont les financiers, les marchands et les institutions qui ont la part belle. Cette sphère procure à l’art sa dimension publique : elle le diffuse, en gère la réception et dirige les échanges. On pourrait même dire qu’elle est la plus exhibitionniste des deux.
La plus petite des sphères est celle que l’on appelle la scène artistique. Pour reprendre la métaphore économique, disons que c’est le côté de l’offre. Préalable au monde de l’art, qui n’existerait pas sans elle, la scène artistique est dominée par les artistes autour desquels gravitent d’autres classes créatives qui contribuent à son discours transitoire. Les scènes artistiques sont habituellement plus discrètes et exclusives : la culture populaire les reconnaît facilement par leur langage énigmatique, leurs moeurs anticonformistes et l’intimidation causée par la dynamique “initié / non-initié” qui est plus marquée que dans le monde de l’art. Cela peut sembler paradoxal étant donné que les scènes artistiques sont connues pour leur porosité bohème, tandis que la prépondérance des riches et des institutions méritocratiques du monde de l’art lui donne un air d’exclusivité. Il est vrai que le(s) monde(s) de l’art sont intimidants, mais ils parlent une langue simplifiée, qui tolère les clichés et qui s’apprend facilement, alors que les scènes artistiques se servent d’un langage plus ésotérique, impressionniste et en mutation constante. Le langage lapidaire du monde de l’art crée un public; le langage occulte de la scène artistique produit de l’art.
En général, les historiens de l’art s’intéressent assez peu aux mondes de l’art qu’ils délèguent à une poignée de sociologues. Par conséquent, l’histoire de l’art canadien ne traite que des artistes canadiens remarquables, des objets consacrés qu’ils ont faits, et des scènes artistiques qui les ont enfantés. Les chercheurs devraient s’intéresser davantage au(x) monde(s) de l’art canadien, précisément dans une perspective historique plutôt que sociologique. En effet, puisque nous en connaissons si peu sur l’économie des arts visuels du Canada, il serait peut-être intéressant qu’ils se penchent sur cette très pertinente question, plutôt que de la reléguer aux économistes. Notre connaissance de l’art, notre compréhension de la pertinence culturelle et intellectuelle d’une oeuvre ou d’une pratique, ne peut que bénéficier d’une analyse des conditions sociales et matérielles qui ont favorisé son évolution. Ainsi, en projetant une image plus complète de notre culture artistique bicéphale, nous pourrions peut-être encourager la croissance d’un monde de l’art canadien susceptible de mieux se comprendre lui-même, voire stimuler en même temps l’économie de nos arts visuels.
Il y a eu des scènes artistiques au Canada bien avant que le monde de l’art canadien cesse de n’être qu’une idée fantaisiste, quoique celui-ci soit encore relativement modeste par rapport aux diverses scènes artistiques qui jonchent le pays. Ces dernières ont eu leur propre dynamique et sont apparues bien avant qu’il n’existe du financement direct, privé ou public, pour les soutenir. Soit les artistes gagnaient leur vie par d’autres moyens, soit ils venaient d’une famille aisée. La situation a changé au cours des dernières décennies, mais pas suffisamment pour que les artistes méritants – et le Canada en produit un nombre exceptionnellement élevé – puissent vivre de la vente de leurs oeuvres. Comme ailleurs, la plupart de ceux qui ont une formation en art au Canada gagneront vraisemblablement leur vie en pratiquant un autre métier.
De façon conventionnelle, nous avons organisé notre récit artistique autour de groupes cohérents d’artistes et de manière chronologique. Au XIXe siècle, les artistes se rassemblaient dans de grandes organisations formelles comme l’Académie royale des arts du Canada (ARAC) qui, aussi ancienne que le Musée des beaux-arts du Canada, a également été créée en 1880. Or, l’Ontario Society of Artists (OSA) est plus vieille de huit ans tandis que l’Art Association of Montreal – pierre angulaire du monde de l’art canadien – fut fondée en 1860 par des amateurs plutôt que des artistes pour devenir le Musée des beaux-arts de Montréal que nous connaissons aujourd’hui. Par la suite, des associations se sont formées dans des disciplines particulières : par exemple, la Canadian Society of Painters in Water Colour en 1925 et la Société des sculpteurs du Canada en 1928. Bien qu’elles offrent des avantages pratiques comme l’accréditation professionnelle, l’organisation d’expositions annuelles et la mise en réseau des pairs, ces grandes organisations sont trop inclusives pour rendre compte de l’évolution de la production artistique de manière spécifique. Pour ce faire, nous devons nous concentrer sur les petites cohortes d’artistes unis dans une fraternité intellectuelle ou stylistique, ou qui travaillent ensemble à des projets cohérents, telle l’élaboration d’un vocabulaire de l’abstraction. En fait, la plupart des figures marquantes du XXe siècle ont fait partie de l’un ou l’autre des nombreux groupes de ce genre : le Groupe des Sept, le Groupe de Beaver Hall, Painters Eleven, le Groupe indien des Sept, Regina Five, etc. Encore, de cette suite exceptionnellement dynamique de groupes engagés dans une rigoureuse exploration de la peinture abstraite comme à Montréal, les Automatistes, les Plasticiens et les Néo-plasticiens. Il n’y a rien de particulièrement canadien dans ce phénomène, que tous les étudiants en histoire de l’art connaissent. Parmi les dernières associations de ce genre au Canada, on peut dire sans crainte que celle des Photo-conceptualistes de Vancouver est, dans toute l’histoire de l’art canadien, avec les Jeff Wall, Ian Wallace, Rodney Graham, Stan Douglas et Ken Lum, la cohorte d’artistes qui a le mieux réussi. Il y a aussi le Royal Art Lodge, un groupe d’artistes de Winnipeg dont certains tels Marcel Dzama et Jon Pylypchuk, poursuivent aujourd’hui une carrière internationale. Depuis vingt-cinq ans, les artistes travaillent de plus en plus seuls, puisque la culture en est venue, au cours du siècle du modernisme, à valoriser l’originalité comme principale vertu.
Le marché primaire en expansion de l’art canadien de pointe – celui qui mérite qu’on y investisse pour la crédibilité de son importance historique éventuelle – joue un rôle croissant dans l’économie de l’art, tout comme le marché international qui s’ouvre de plus en plus sur l’art canadien récent et qui, depuis un quart de siècle, fait en sorte que les Canadiens s’en intéressent eux aussi davantage. Nous devons reconnaître que la fondation du Conseil des arts du Canada en 1957 a été déterminante, car elle a donné à la culture d’avant-garde la marge de manoeuvre nécessaire pour oser des expériences qui ont porté fruit et lui ont permis d’établir des réseaux internationaux. Nous devons aussi saluer l’esprit d’entreprise des marchands qui se sont acharnés à développer un marché vigoureux au pays. Mais ce sont l’habileté et la détermination de générations d’artistes canadiens – et surtout la qualité de leurs oeuvres – que nous devons fortement applaudir. C’est grâce à eux si le Canada s’est taillé une réputation enviable dans le grand monde de l’art, en dépit de la taille modeste de sa population, et que des oeuvres créées chez nous sont exposées et vendues presque partout. L’aventureuse culture canadienne semble être de plus en plus appréciée à l’étranger, et ça, nous le devons à nos artistes !